Buffalo'66

Si l'on en croit la rumeur colportée par lui-même, Vincent Gallo a vécu cent vies, traversé mille métamorphoses avant de devenir acteur chez Kusturica, Ferrara ou Claire Denis puis réalisateur du très beau Buffalo‘66. Rencontre intense avec ce personnage nerveux et habité, sorte de croisement entre Tarantino et Johnny Rotten, avec une passion vibrante pour le cinéma et la musique. Et une fureur compulsive envers la terre entière.
Entretien Serge Kaganski
Photo Renaud Monfourny

Admettons que Buffalo'66 soit un film sur l'addiction. Une ode au manque mais dont la drogue est la grande absente, la chaleur des sentiments sa trouvaille. Admettons que Buffalo'66 soit la descendance dégénérée d'Out of the blue, le chef-d’oeuvre punk de Dennis Hopper, un film rock sans guitares mais réalisé par un type portant boots rouges et vêtements deux tailles trop petits.Admettons que Buffalo'66 soit un film d'art contemporain, une photo immense de Jeff Wall où la ville américaine, en apparence évidée, fourmille en réalité de scènes minuscules, détails de la folie quotidienne, démentis du faux-semb1ant. Admettons que Buffalo'66 soit un film sur l’architecture des salles de bowling, sur les bandes qui découpent les buts en lignes de chance. Admettons que Buffalo'66 soit un film d'acteur déglingué, une mythomanie sur la nécessité de s'inventer une vie, des vies, pour s'adapter à soi avant de s'attaquer aux autres. Admettons que Buffalo'66 soit un chef-d'oeuvre de charisme, d'élégance, de présence, de pudeur, de rage adolescente. Admettons un instant que Buffalo'66 soit un film de Vincent Gallo et que Gallo ait été tout cela à la fois : musicien, sportif, artiste, modèle, avant d'être sans doute le plus grand acteur de sa génération.Il y a deux ans, il donnait pour Grand Royal, le magazine parfait des Beastie Boys, un autoportrait hilarant et malade où il exposait sa vie d'avant Gallo : soit Vincent comme il se donne à voir, dealant des informations coupées d'une aura de soupçon, colportant des rumeurs. Qu’importe si tout cela n’était qu’exagération ou relevait de la plus stricte vérité puisque naissait là une légende, dans le plus pur style fordien. Ainsi, Vincent Gallo, 36 ans aujourd'hui, aurait été repéré dès 1978 au sein des Plastics, un groupe local de Buffalo, puis dans Gray, aux côtés de Jean-Michel Basquiat, rencontré par l'entremise de leur marchand d'art commun. Gallo dit avoir arrêté sans regret la peinture en 1990, alors que semblait pointer le succès. Il avait de toute façon traversé la décennie sous un nombre hallucinant de métamorphoses : vendeur de guitares à Long Island (amitié avec Johnny Ramone), premier B-Boy blanc d'un posse de breakdancers/taggers (The NY Breakers - Mr Adidas aurait créé pour lui en 1981 une paire de baskets transparentes), producteur du show télé Graffiti rock.I1 a fréquenté Paris et ses cinémas, écrit la musique d'un court métrage de Vincent Ostria, fait de la Formule 2 moto sur Yamaha (quatre-vingt-huit trophées) ainsi que du custom car crash (mélange de kart et d’autotampo), posé pour Avedon (campagne Calvin Klein) et Yamamoto, créé sa propre ligne de vêtements, voté Reagan, été l'objet fantasmé d'un morceau de Cat Power (Mr Gallo), enregistré deux albums solo, fait l'acteur dans dix-sept films (Kusturica, Claire Denis, Ferrara) et prétend - comme si cela ne suffisait pas - cuisiner comme un Sicilien, détenir plus de dix mille disques, avoir une collection muséale d'équipements hifi, n’avoir jamais touché à une cigarette ou à une bouteille d’alcool, avoir satisfait trente-six filles en quatre heures dans un motel du Texas (là il exagère un peu, non ?) et détester la terre entière. Qui Est vraiment ce type ? Le fils d'Hunter Thompson et de Sam Peckinpah, un numéro de la revue Parkett, un hamburger oublié sur une table par Jemey Lee Pierce et Lester Bangs, un caméléon irréconcilié, Billy le Kid, Sinatra... Liberty Valance ? Ou juste l'auteur du plus beau film de cette saison ?
Philippe Azoury


Vincent Gallo : Interview

 

Depuis quand voulais-tu devenir acteur ?

Vincent Gallo - Non, non ! Je voulais devenir une star de ciné ! Jamais un acteur ! Je voulais devenir une rock-star, surtout pas un musicien ! Je voulais devenir une légende, pas moins. Je voulais avoir un impact durable, pas un impact éphémère. Tu piges ? Je ne voulais pas devenir Hitchcock, je voulais devenir Pasolini, quelqu'un produisant un réel impact sur son époque.

Hitchcock n’a pas eu d'impact ?

Si, mais pas de la même magnitude. Hitchcock était une institution, pas un radical.

Envisageais-tu d'être cinéaste ou bien cette envie n’est-elle venue que pour Buffalo'66 ?

Je n'avais jamais envisagé cette activité. Je n'ai même jamais possédé d'appareil photo de ma vie - je déteste prendre des photos. La technique m'emmerde, je ne ressens rien par rapport à tout ce qui est technologique. Pour moi, la photo, c'est comme l'informatique, ça ne me parle pas. A cause de la photo, des machines, du montage, de l'équipe, des contrats à signer, du bureau de production, à cause de toute cette chierie lourde et compliquée, je ne voulais pas entendre parler du métier de cinéaste. Primo : tout cet aspect lourd du cinéma ne me séduit pas. Deuxio : je suis un maniaque du contrôle. Quand il s'agit de contrôler ce que je fais, je deviens fanatique. Je veux tout faire moi-même. Je n'ai pas de manager, pas d'agent, pas d'assistant, pas de bonniche, pas de blanchisseuse, pas de jardinier, pas de mécanicien... personne ne bosse pour moi ! J'ai un avocat, un dentiste et un psychiatre, c' est tout !

Tu savais q’en devenant réalisateur il te faudrait déléguer un peu.

Un processus douloureux pour moi. Par exemple, tu crois que j'ai choisi la caméra au hasard ? Non ! Je suis allé chez Panavision, chez Moviecam, chez Arriflex., j’ai étudié chaque modèle, je les ai loués chacun pendant une journée pour les démonter et les remonter, j'ai regardé des films de chacune des trois marques, j'ai comparé leurs résultats techniques, esthétiques, leur sous-texte philosophique, etc. J’ai choisi Moviecam. Cette simple décision m'a pris trois semaines. Aucun réalisateur ne procède ainsi. En général, on prend la marque qui offre le meilleur deal commercial. je suis un fanatique ! Pour moi, faire un film n'est pas fun.

Si la technologie et la lourde machinerie du cinéma t'ennuient, pourquoi avoir réalisé Buffalo'66 ?

Au début, je voulais le faire réaliser par Monte Hellman. Il aimait le scénario, il avait envie de le faire, mais c'était impossible de réunir l'argent sur le nom de Monte Hellman. Les argentiers voulaient quelqu’un de neuf un nouveau nom. Merde, j'adore Monte Hellman, ça m'a détruit de ne pas pouvoir faire le film avec lui. Au bout d'un moment, mon producteur m'a fait une offre . des gens aimaient le scénario mais ils pensaient que cette histoire devait être filmée par son auteur. J'ai dit "non, je veux que ce soit Monte !"Deux mois après, le producteur m'a supplié d'accepter son deal. J'ai fini par dire d'accord. Dès lors que j'avais accepté, mon énergie s'est déplacée : d'un rejet sans appel du métier de cinéaste, je suis passé à l'obsession. C'était incroyable : en cinq minutes, l'idée que j'allais réaliser ce film m'a submergé. Car j'étais déjà en retard de six mois par rapport aux délais. Le tournage devait commencer cinq semaines plus tard. Je n'avais que ce laps de temps pour faire tout le casting et la préproduction ! Et devine qui était mon producteur ? . Moi ! C'est moi-même qui ai engagé ou viré tous les individus de ce film, j'ai rédigé tous les contrats. Mes chefs-op (j'en ai usé plusieurs), mon maquilleur, mon coiffeur, mon accessoiriste, mon décorateur, tous étaient des bizuts. Aucun n'avait déjà travaillé sur un plateau de cinéma, je les ai tous recrutés dans le milieu de la mode. Imagine le tournage. Mais au moins, j'ai pu tout contrôler.

Buffalo'66 est un film très minutieux dans la composition des plans. Tu as du te préoccuper de technique, de lumière, de cadrage, etc.

Je suis obsédé par l'esthétique, par la composition des plans, oui. Pendant les années 80, j'ai été artiste. Mes plans ressemblent beaucoup à mes tableaux, pas à des photos. L’esthétique de mon film vient de ma peinture, je n'ai pas été la piquer dans un beau bouquin de photos. D'ailleurs, mes chefs-op en ont bavé, parce que mes idées de plans ne correspondaient pas à ce qu'ils avaient en tête. Ils n'avaient pas le droit de bouger la caméra d'un centimètre par rapport à ce que j'avais décidé. Je m'intéressais aussi à la chorégraphie : ce film est chorégraphié comme une comédie musicale de Broadway. Quant aux lumières, aux éclairages, tout cela vient d'une sensibilité esthétique que j'ai développée durant toute ma vie.

Dans un plan filmé d'en haut, on voit la rue en mauvais état, le macadam abîmé, etc. Buffalo'66 est bourré de ce genre de plans qui dénotent un regard, une véritable attention à ce qu’on filme.

Il y avait un parking en face de l'arrêt de bus. Il fallait que j'aille constamment tout en haut, pour mettre en place les personnages dans le plan. Tout est conceptuel dans ce film, jamais visuel. Pour rendre la complexité du personnage plus aiguë, plus dense, il faut le filmer dans un contexte, dans son espace. Si on ne met pas le personnage dans un contexte, on perd en acuité, en perspective. C'est le problème avec le romantisme du xxe siècle : on se concentre sur un point de vue et on ne remet jamais les choses dans leur contexte. C'est pour ça que les gens se sont divisés, segmentés en petits groupes d'intérêts particuliers. Par exemple, les homosexuels. Puis les homosexuels eux-mêmes se subdivisent en une centaine de sous-groupes. Et il y a les féministes, les régionalistes, les villes, les pays, l'East Side, le West Side, ce camp-ci, ce camp-là, etc ! Tout est atomisé... Il faut être plus large d'esprit, il faut regarder les choses au niveau cosmique, il faut faire des statistiques à l'échelle des siècles, pas à l'échelle hebdomadaire ! On nous rebat les oreilles avec les sixties, les seventies, les eighties... Merde ! tout cela, c'est le putain de xxe siècle ! Ce plan filmé du haut du parking, c'est de la chorégraphie, mec ! Faire un long plan-séquence sans chorégraphie, sans dynamique, sans crescendo, c'est chiant, c'est de la pose. Mes plans-séquences sont dramaturgiquement efficaces, ils ne sont pas gratuits.

Prépares-tu ton travail dans les moindres détails ?

J'avais un superviseur de script qui me disait parfois "On ne peut pas faire ceci ou cela." "Hein ? Quoi ? De quoi tu me parles ? Va te faire foutre !" On doit faire ce qu’on veut... à condition de savoir ce qu’on veut. Si tu arrives sur le plateau pas préparé, ce qui était le cas d'un tas de cinéastes avec qui j'ai bossé, c' est embarrassant. Dans ce cas-là, ton point de vue esthétique est perverti par le chef-op, par les acteurs, par le décorateur... Ces gens-là sont sur un plateau pour aider le cinéaste à accoucher d'une vision personnelle et consciente. Les choses ne doivent pas se faire "spontanément" sur le plateau. Moi, je sais exactement ce que j'aime, ce qui me plaît, ce que je veux. C'est pour cette raison qu’il est impossible de m'offrir un cadeau : tout ce que j'aime, je l'ai déjà acheté. Aucun objet ne peut me faire plaisir, par contre j'accepte le cash. Si tu veux m'offrir un cadeau d'anniversaire, envoie-moi du cash !

Le sujet profond de Buffalo'66, c'est un gosse en train de devenir un homme ?

J'ai voulu montrer, au moyen de quelques détails parlants, comment certaines absences parentales peuvent imprégner un gosse pour la vie. Ensuite, soit le gosse s'enlise dans cette crise originelle, soit il s'en sort. Buffalo'66 parle du jour où le gamin commence à guérir. Le film montre en effet ses premiers pas dans la sortie de la crise.

Etais-tu cinéphile durant ton adolescence ?

Ecoute, je possède à peu près quinze mille disques dans ma collection, et environ sept mille films. Alors je crois qu'on peut dire que je suis quelqu'un qui aime le cinéma et la musique. Absolument. Comment tout cela a commencé, pour quelles raisons ? C'est difficile à expliquer. Mon père et moi n'avions pratiquement aucune relation - par contre, nous étions tous les deux insomniaques. Gamin, je restais éveillé une partie de la nuit, lui aussi, et comme il n'aimait pas rester seul, il me laissait venir dans la même pièce et regarder la télé. Et c'est très tard le soir que la télé passe les meilleurs programmes, ce qui fait que, très jeune j'ai été en contact avec de très bons films, américains : des classiques, et même mieux que ça, des films cultes. J'ai vu Mickey one d'Arthur Penn quand j'avais seulement 8 ans, et je l'ai adoré. Aujourd'hui, vingt-cinq ans plus tard, je l'adore toujours. C'est très intéressant, ces premières sortes impressions de l'enfance. Tu vois la chanson de King Crimson dans mon film ? J'avais acheté ce disque à l'âge de 8 ans ! Ces trucs qui appartenaient au mainstream tiennent bien le coup et transcendent le mainstream. Aujourd'hui, c'est différent, les choses sont beaucoup plus segmentées. Il y a vingt-cinq ans, il n'y avait pas de Titanic, de Spielberg... A la place des Spice Girls, il y avait les Beatles ! Les Beatles étaient à la fois le groupe des gamins et le groupe des plus âgés, l'avant-garde et le mainstream.

Tu regrettes une certaine unité de la culture populaire ?

Les films et les disques transcendaient les catégories, les chapelles. Les financiers qui contrôlaient ces produits n'avaient pas encore parfaitement appris à manipuler le public de masse. Ils étaient plus naïfs, moins cyniques, moins perfectionnés dans leur pouvoir de contrôle et, par conséquent, les disques ou films populaires le devenaient par hasard. Les artistes devenaient des stars selon des processus mystérieux, inexplicables, à l'exemple des Beatles ou d'Elvis. Regarde Elvis Presley ! Dans les années 50, c'était un artiste absolument brillant ! Tu piges ? D'ailleurs, Presley a été brillant jusqu'au jour de sa mort. Le meilleur programme télé de tous les temps, c'est le NBC come-back special d'Elvis en 68.

Comment se sont développés tes goûts musicaux ?

Quand j'étais jeune, je ne m'intéressais qu’au rock, mais le père de ma copine n'écoutait que du classique. Pour l'impressionner, pour lui prouver que j'étais un esprit ouvert, que je n'étais pas qu'un sale punk, j'ai discuté avec lui et lui ai posé un tas de questions sur La Passion selon saint Matthieu de Bach. Au début, je n'aimais pas ce disque profondément mais intellectuellement, pour me prouver que j'étais ouvert. Un jour, je me suis assis pour l'écouter vraiment, intensément. A la suite de quoi je suis entré dans une phase classique très fervente. J'ai connu le même genre de phases passionnelles avec le jazz, avec la musique expérimentale... J'ai des goûts très éclectiques, mais tout ce que j'écoute a de la soul. J'ai quinze mille disques parce que j'en achète beaucoup, mais je n'écoute vraiment passionnément qu’une centaine de disques : même s'ils sont différents, ils ont tous le truc spécial, la soul, l'étincelle qui les distingue de la masse. La Passion selon saint Matthieu est l'un de ces disques.

Depuis tes premières découvertes nocturnes, comment s'est ensuite développé ton rapport aux films ?

J'ai commencé à réagir à des films qui, à l'évidence, étaient trop sophistiqués pour moi, trop complexes. Même si je ne les comprenais pas entièrement, je savais qu'ils étaient bons. Je m'attachais à ces films par fragments, sur certains aspects particuliers - par exemple, les acteurs quand ils étaient bons, ou bien la façon dont c'était cadré... Très vire, j'ai été sensible à la plastique des films, à leur style visuel, au travail des chefs-opérateurs. Il y avait un film dont le chef-op était Vilmos Zsigmond : je devais avoir pas plus de 9 ans et j'ai remarqué la lumière de ce film. Du coup, le premier film que j'ai vu en salles et choisi moi-même, c'était L’Epouvantail de Jerry Schatzberg, parce qu'il y avait Vilmos Zsigmond au générique. Et puis pour Al Pacino. Et ce film m'a explosé. J'ai beaucoup aimé aussi le cinéma de cette époque, des films comme Macadam à deux voies de Monte Hellman, La Balade sauvage de Terrence Malick, Guet-apens de Sam Peckinpah... Mais attention, je ne suis pas coincé dans les seventies - en fait, je crois que j'aime encore plus les films des années 60. Par exemple, j'ai une obsession que personne ne comprend : Warren Beatty. Mais cette obsession provient de films comme La Fièvre dans le sang d'Elia Kazan, Mickey one de Penn, Lilith de Robert Rossen, Bonnis & Clyde... même Shampoo... Warren Beatty est brillant. Il a joué dans plus de bons films que n'importe quel autre acteur de son époque. Les années 60 ont révélé de nombreux excellents acteurs, mais qui n'ont fait qu’un ou deux bons films. La supériorité de Beatty, c'est sa constance dans l'excellence, il n'a pratiquement jamais tourné de navet. Et la raison, c'est que c'est avant tout un acteur, pas un caméléon :,lui n'a pas besoin de changer sa coiffure, de maquiller sa dentition, de changer de lunettes... Il infuse son âme dans les films, il ne transforme pas ses rôles en numéros. C'est aussi pour ça que je ne suis pas très fan de Robert De Niro. Le jeune De Niro était très bon, mais plus tard... Après La Valse des pantins, je suis incapable de me souvenir d'un bon film avec De Niro.

Sa célèbre performance dans Raging Bull ne doit pas te plaire ?

Non, parce que cette performance est axée sur un domaine qui ne m'intéresse pas. C'est comme une démonstration de virtuosité, comme un guitariste qui apprend à jouer plus vite que son ombre. La vitesse ou la technique, je m'en cogne ! Je veux de la soul ! Quand je dis soul, je ne veux pas dire un gros monsieur noir qui braille le blues, je veux dire que ça doit être habité. Je veux de la soul, quoi. C' est un terme difficile à expliquer, c'est cette vibration non calculée et qui peut se trouver partout. Bref, De Niro ou Pacino ne sont pas forcément mes acteurs préférés. En dehors de Beatty, mes héros seraient plutôt Robbie Benson, Charlton Heston... J'ai découvert Ben Gazzara parce qu'il était dans un film avec Robbie Benson.

On aurait juré que tu avais choisi Gazzara pour les films de Cassavetes.

Je me fous de Cassavetes ! Il ne m'intéresse pas du tout. Dans ses films,je sens trop ses tendances libéro-gaucho-politico-socialistes de mes deux. Cette tendance idéologique est une des choses les plus déplaisantes que je connaisse. Je peux apprécier l'intelligence de Cassavetes, je sais que ce n’était pas un idiot. Et j'ai vu tous ses films, au Portugal, à l'occasion d'une rétrospective. Mais je n'ai aucune envie de voir ses films une seconde fois. Il y en a un que j'aime beaucoup quand même : Gloria. C'est celui qui me semble le plus vrai, le plus ressenti. Bon, je reconnais que Meurtre d'un bookmaker chinois est un grand film, que Gazzara y est superbe, mais n'empêche que ça ne me hante pas. Quand je rentre chez moi à 2h du mat', je ne ressens pas le désir pressant de me passer Meurtre d'un bookmaker chinois. Je peux vivre sans.

Quels souvenirs gardes-tu des cinéastes importants avec lesquels tu as tourné ?

Claire Denis est la meilleure cinéaste en France, hommes et femmes confondus. A la seconde place, je mettrais Gaspar Noé. en fait, je ne devrais pas les classer. Ce sont mes deux cinéastes européens préférés, de loin. J'ajoute que Claire est la personne la plus intéressante et la plus gentille avec laquelle j'ai travaillé jusqu'à présent. Je l'ai connue à New York, elle a accompagné mon passage entre le monde de la peinture et celui du cinéma. Très importante pour moi. Quant à Gaspar Noé, Carne et Seul contre tous sont deux des films les plus impressionnants que j'aie jamais vus. En revanche, je n'ai pas beaucoup de souvenirs d'Emir Kusturica parce que nous n'avions pas une excellente relation personnelle. De plus, le tournage d'Arizona dream a été bien trop long à mon goût et l'impact de ce film sur ma carrière a été nul. J'ai bossé six mois sur ce film, j'ai fait un tas de scènes qui ne sont pas dans le montage final, je me suis investi, et c'est devenu une histoire d'amour entre Johnny Depp et Faye Dunaway. Très décevant. Enfin, je pense qu' Abel Ferrara est le meilleur cinéaste américain en activité.

Pourtant, Ferrara travaille avec de l'improvisation, ce qui est très éloigné de ta méthode.

Il travaille dans le chaos total, il mise sur la spontanéité, peut-être à la manière d'un Cassavetes. Mais Abel a de la soul, c'est ça qui le sauve. Ce type est hypersensible, vulnérable, il avance sans filet, il y va. Je l'aime beaucoup. Il lui arrive d'être mauvais, pas fiable, c'est parfois risqué de travailler avec lui... mais malgré tous ces défauts, une fois pesé le pour et le contre, je retravaillerais avec lui sans hésiter une seconde. Et gratuitement. Les autres doivent me payer, pas lui.


Buffalo'66 : Premiéres impressions

 

En mixant minimalisme de façade et audaces formelles à l'ancienne, Gallo invente un burlesque tendre et retenu.

En ouvrant Buffalo'66 par une longue séquence où son personnage cherche désespérément à soulager sa vessie juste après sa sortie de prison, Vincent Gallo commence par afficher son sens du gag décalé au milieu d'indices trop évidents , du gros grain de la pellicule à la froideur désolée des alentours en passant par l'image "auteuriste" de l'acteur Gallo, tout concourt à rattacher le film à l'école du minimalisme new-yorkais. Sauf que non, pas tout à fait. Comme souvent dans les "films d'acteur" réussis, c'est d'abord le propre corps du cinéaste qui vient perturber la donne. Ce corps en trop, que personne n’attend, dont même son propriétaire ne sait que faire sinon le poser sur un banc - et qui ne parvient même pas à assouvir ses besoins strictement mécaniques -, emmène Buffalo'66 vers des rivages moins balisés. Car cette dégaine très étudiée de rebelle solitaire a été forgée par des fictions privées maintes fois ressassées et une histoire familiale hostile qu’il lui faut affronter. Ce corps n’a jamais été aimé. Le mouvement du film va donc consister à confronter une enveloppe charnelle aussi séduisante qu’inhibée à la dure réalité de ses fantasmes diurnes. Le burlesque du film réside dans ce choc violent entre le "tel que je me rêve" et le "tel que les autres me voient". Pour trouver un semblant d'unité, pour se faire accepter par des parents encore plus monomaniaques que lui, pour aller jusqu'au bout de son désir de revanche sur l'ancien joueur de football qu'il tient pour responsable de tous ses malheurs, Billy Brown/Gallo a besoin qu’une personne au moins fasse semblant de le croire. Il a besoin d'une complice aussi vide que lui, toute prête à le suivre - et même à le dépasser - dans son délire. Alors boy meets girl. Layla/Christina Ricci n’a plus qu’à débouler au coin d'un plan, disponible et docile, corps souple à modeler. Sur cette problématique presque caricaturalement adolescente, Gallo fait preuve d'une affolante inventivité narrative et formelle. Chaque plan est conçu pour nourrir et compléter le personnage de Billy tout en évitant le psychodrame familial attendu, le pathos convenu et le sentimentalisme larmoyant. S'il croit à une nécessaire durée des scènes (le fi1m est divisé en cinq grands blocs séquentiels), Gallo les anime par des dispositifs expérimentaux dont le culot laisse pantois. C'est ainsi que le repas familial est troué par des flash-backs qui sortent du milieu de l'écran pour le recouvrir tout entier avant de se figer puis de revenir au néant, ou que Mickey Rourke en bookmaker pas commode apparaît frontalement, surgi de nulle part, pour délivrer une information essentielle quant aux menus ennuis de Billy. Loin d'être des facilités arty ou des maladresses voyantes de débutant, ces audaces affirmées permettent à Gallo d'agiter son minimalisme de départ et constituent autant de solutions plastiques pour amener une douce ironie à des situations si p1ombées affectivement qu’elles en deviennent irrespirables. Le fait que tous ces gentils trucages doivent plus à la télévision à la Averty qu’au grand cinéma à effets spéciaux souligne discrètement la modestie têtue du film, en même temps que la provenance de l'imaginaire de ses personnages, définitivement lower than life, constitués d'habitudes butées et de satisfactions réduites. Le tournant du film est aussi son moment le plus poignant Embarquée dans une galère qui la dépasse tout en lui donnant le sentiment grisant d'exister enfin, LayIa tombe amoureuse de son pauvre créateur et lui oppose sa tendresse concrète et retenue. Là encore, quand il s'agit de se frotter à du sentimental empreint de maladresse, Gallo adopte la pudeur bourrue et imaginative de son personnage pour mettre au point un dispositif fait seulement de moments survolés et d'élans antagonistes. Il a aussi la grande élégance de ne pas sacrifier au fatum criminel qu’il a si bien incarné chez Ferrara (Nos funérailles) et de soumettre une scène de fusillade archétypale à son regard amusé. En mixant le cliché (les ralentis) et son antidote (1es tableaux vivants de corps criblés de balles de cire), Gallo finit de démontrer qu'il n’est dupe de rien mais avide de tout. Tout son film vibre d'un authentique talent de cinéaste.
Frédéric Bonnaud

Buffalo'66 deVincent Gallo,avec Vincent Gallo, Christina Ricci,Anjelica Huston, Ben Gazzara. les Inrockuptibles 3ferv99